Le Renard convertisseur Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

Dans je ne sais quel bois épais,
Près de je ne sais quel village,
Certains renards mauvais sujets,
Vivant de meurtre et de pillage,
S'étaient associés, dit- on,
Pour mettre à contribution
Les campagnes du voisinage.
Dieu sait l'effroi des poules du canton,
Dieu sait aussi le caquetage,
Quand au peuple des basses-cours
Parvint cette affreuse nouvelle !
La terreur fut universelle,
On n'en dormit pas de huit jours.
Mais de cette engeance fatale
Qui pourrait déjouer la malice infernale ?
Qu'on dormît, qu'on ne dormît pas,
Qu'on fût dindon, canard ou poule,
On fuyait en vain le trépas :
Les pauvres gens tombaient en foule
Sous la grifse des scélérats,
Qui faisaient chaque jour leurs quatre bons repas.
Près de là, dans une retraite,
Vivait un jeune anachorète,
Renard aussi, mais de nom seulement,
À l'esprit simple, au cœur honnête,
À l'air candide, et dont la dent
N'avait jamais trempé dans le sang innocent.
De ses frères pleurant le crime,
Tout rempli de douleur et de confusion,
Il résolut un jour dans son zèle sublime
De tenter leur conversion.
Il part sans plus attendre ; il arrive, on l'embrasse :
« C'est un frère, >> dit-on ; chacun lui tend les bras.
Le voilà dérouté, cet accueil l'embarrasse :
Il veut parler, on ne l'écoute pas.
« Vous avez faim, sans doute ; asseyez-vous de grâce,
Parmi nous prenez votre place,
Nous vous écouterons, mais après le repas. »
Pauvre innocent, que vas-tu faire, hélas ?
A ces discours trompeurs ne prête pas l'oreille,
Fuis la tentation, ou tu succomberas !
Il est vrai, la raison le lui disait tout bas :
Mais il avait si faim, mais il était si las !
Mais il n'avait encor rien pris depuis la veille,
Et le festin que de loin il flairait
Exhalait un si doux fumet !
Et puis, refuser, il n'osait :
C'eût été trop d'impolitesse.
Il accepta donc, ô faiblesse !
S'attabla devant un poulet,
But son sang, dévora sa graisse,
Et, s'il faut que je le confesse,
Il dîna de bon appétit.
Il est vrai que d'abord il secoua la tête,
A leurs sanglants propos ; et puis plus rien ne dit ;
(Un jeune animal est si bête
Au milieu de brigands d'esprit !)
Puis il prêta l'oreille, et rougit, et sourit,
Et puis enfin il applaudit.
Bref, il goûta si fort la fête,
Et prit si vite son parti,
Qu'il devint grand larron de saint anachorète,
Et ce fut le prêcheur qui fut le converti !

Ô vous qui vous croyez apôtres,
Gardez- vous d'un zèle indiscret ;
Éprouvez-vous avant de convertir les autres,
Et surtout n'allez point prêcher au cabaret.

Livre I, fable 6




Commentaires