Le Renard vertueux Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

Las de briguer du sort la faveur inconstante
Et voulant dans la paix endormir ses vieux jours,
Un renard avait fui la foule turbulente,
Et s'était retiré loin du monde et des cours
Avec cent mille francs de rente.
Là, vivant doucement, mollement, grassement,
Mangeant bien, buvant mieux et dormant longuement,
Sur le peu qu'il avait mesurant son envie,
Et se donnant parfois, dit- on,
Quelque honnête indigestion,
Il coulait dans la paix sa succulente vie,
Tout confit dans sa graisse et sa philosophie.
Mais, philosophe ou non, nul ne saurait, hélas !
Se proclamer heureux avant l'heure dernière.
Le bonheur n'a point fait sa demeure ici- bas ;
Il nous effleure à peine en sa course légère,
Et, dans le cours pesant de leur longue carrière,
Il est bien des mortels qu'il ne visite pas.
Il advint donc, suivant le destin ordinaire,
Que par un de ces coups trop communs sur la terre,
Faillite, impôt de guerre, ou révolution,
Un beau matin notre Caton,
S'étant la veille au soir couché millionnaire,
Se réveilla dans la misère,
Dépouillé jusqu'au vif, gueux et n'ayant plus rien,
Pas un écu, pas une obole !
Qu'arriva-t-il ? L'homme de bien
En un instant changea de rôle.
Pour réaliser tous ses vœux
Quand il suffit d'une parole,
On est aisément vertueux ;
Et l'on peut méditer sur les maux de la vie
Après un repas savoureux.
Mais à jeun, méditer est plus laborieux ;
Panse vide et philosophie
Ne vont guères de compagnie,
Et frêle est la vertu qui n'a point pour garant
L'argent.
Aussi notre héros, dès qu'il fut indigent,
Rentra dans la route commune,
Et redevint ministre, avocat, ou brigand :
Tous ces chemins, dit-on, mènent à la fortune.

Ah ! combien de gens ici-bas,
Qui sont de petits saints, vrais Catons de sagesse,
Sans pitié ni pardon pour l'humaine faiblesse,
S'ils perdaient un jour leur richesse,
Deviendraient de grands scélérats !

Livre II, fable 11




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