L'Oiseau et le Cuisinier Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

Certain oison de basse-cour,
Bête autant qu'un oison, ou que maint homme est bête,
Un jour fut désigné (chaque chose a son tour !)
Pour servir de rôti dans un repas de fête.
Il aurait volontiers décliné cet honneur :
« Comment, s'écria-t-il avec un cri d'horreur,
C'est moi que l'on destine
Au couteau de cuisine !
Assurément l'on fait erreur !
Qu'on réserve pour cet usage
Poules, dindons, canards, tous gens de bas étage,
Rien de mieux ; Dieu les fit à cette intention !
Mais pour moi, je croyais, sans grande ambition,
Devoir être à l'abri d'un si cruel outrage !
-
Et pourquoi, s'il vous plaît, lui dit le cuisinier,
Au lieu de vous manger, faut-il qu'on vous admire ?
Quels exploits inconnus avez-vous faits, beau sire,
Qui vous donnent sujet de tant vous récrier ?
Inconnus, fit l'oison, cela vous plaît à dire !
Mes exploits sont connus de l'univers entier.
-
Et quels sont- ils ? -Monsieur, dit l'oison d'un ton fier,
Mes aïeux ont jadis sauvé le Capitole !
Le conte est bon, sur ma parole !
Vos aïeux, c'est fort bien ; j'admire vos aïeux,
Et Rome, par reconnaissance,
Fit bien d'honorer leur vaillance :
Mais vous, qu'avez- vous fait ? - Moi ? - Vous ? - Je descends d'eux
Le sang qui coule dans mes veines
Coula dans ces cœurs généreux
Qui sauvèrent jadis les légions romaines.
- Voilà tous vos exploits ? Vous vous êtes borné
A naître, et puis à dire : O peuples, je suis né :
Me voici, regardez, je suis né, c'est moi-même !
Oison, mon cher ami, mon chagrin est extrême
De vous causer du déplaisir ;
Mais je ne vois rien là qui doive garantir
De la broche ou de la marmite.
Vos aïeux avaient du mérite ;
Au lieu de faire l'orgueilleux,
Vous auriez dû vivre comme eux.
Vous ne l'avez pas fait, malgré votre origine
Vous finirez à la cuisine.
Ce trépas n'est point des plus beaux,
Mais en le subissant, quoi qu'en disent les sots,
Vous ne dérogez pas, que cela vous console ;
Car sachez que, malgré vos airs ambitieux,
Vous êtes aussi loin de vos nobles aïeux
Que ma cuisine est loin du Capitole. »

Livre I, fable 12




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