L'Auteur et le Brigand Ivan Krylov (1768 - 1844)

Devant le tribunal de la sombre demeure
Où Minos, tour à tour, juge tous les mortels,
Le même jour, à la même heure,
Comparaissaient deux criminels.
L'un était un brigand qui déjà, par sentence,
Pour avoir sur le grand chemin
Versé cent fois le sang humain,
Sur terre avait livré sa tète à la potence.
L'autre, écrivain fameux, jadis sapant les mœurs,
De la corruption propageait les racines,
Et de l'impiété ravivant les doctrines,
Par son poison subtil infectait tous les cœurs.
A la sirène enchanteresse
Sa muse empruntant ses attraits,
Ainsi qu'elle, avait su par des charmes secrets
Verser dans les esprits sa dangereuse ivresse.

Sans longs délais, sans vains discours,
Les juges sur les sombres rives
Ont des façons expéditives :
L'arrêt est prononcé, la justice a son cours.
Sous la voûte déjà Ton suspend et l'on monte
Par des chaînes de fer deux chaudières de fonte,
Et des deux criminels les corps y sont jetés.
Sous celui du brigand un grand bûcher s'élève;
Mégère y met le feu. Soudain, de tous côtés,
La flamme s' élançant à jets précipités,
La voûte des enfers en crève !
Quant à l'auteur fameux qui semblait protégé,
La sentence pour lui paraissait moins cruelle :
Le feu sous son corps ménage
Vêtait d'abord qu'une étincelle ;
Mais, petit à petit, le brasier, tous les jours.
Grandissait et prenait une foi ce nouvelle.
Les siècles s'écoulant, le feu brûlait toujours,
Tandis que le brigand, sans avoir rien à craindre.
Avait vu son bûcher depuis longtemps s'éteindre.
L'auteur, sentant dès lors s'accroître son tourment.
Sans que pour ce cruel supplice
Il vît espoir d'allégement,
Des dieux dans son martyre accusait l'injustice.
ti Dieux, dit-il, est-ce en vain que cent écrits divers
Ont rendu si fameux mon nom dans l'univers ?
Ah! si par les écarts de ma libre pensée,
Votre sévérité fut jadis offensée.
D'un supplice sans trêve osez-vous m'en punir.
Tandis que ce brigand a vu ses maux finir? »
Sous ses sombres atours, de colère enflammée,
Tisiphone soudain apparaît à ses yeux.
Des serpents enlacés sifflent dans ses cheveux ;
D'un fouet sanglant elle est armée.
; Malheureux! lui dit-elle, est-ce toi dont la voix
Ose insulter la Providence?
Laisse en paix ce brigand; plus coupable cent fois,
Dans ta comparaison tu mets trop d'impudence !
Crois-tu qu'à tes forfaits ses crimes soient égaux ?
Si sa férocité souvent l'a fait maudire.
Si, sur terre, jadis il causa bien des maux,
Du moins, cessant de vivre, il a cessé de nuire.
Mais toi, lorsque tes os sont déjà tout pourris,
Est-il un jour, au ciel quand le soleil vient luire.
Qui n'éclaire un fléau créé par tes écrits?
Et, loin que leur poison faiblisse ou diminue,
11 prend de jour en jour une force inconnue.
Regarde! (Et la Furie, à travers les enfers,
A ses yeux effrayés découvrait l'univers.)
Vois Ion œuvre, dit-elle, et compte les ravages
Qui sur le globe entier sont dus à tes ouvrages.
Vois ces fils corrompus, par ta voix entraînés,
Renier leurs parents à rougir condamnés.
Des pères indignés vois les douleurs amères.
Les pleurs du désespoir coulant des yeux des mères !
Qui donc a de leurs fils flétri le cœur ? C'est toi !
Qui donc, affreux railleur, sans honte et sans scrupule.
En profanant l'hymen , le pouvoir et la foi,
Sur tous nos saints devoirs versa le ridicule ?
Qui donc, du genre humain irritant les douleurs,
A ces liens sacrés imputa nos malheurs ?
De la société qui rompit les barrières ?
C'est toi! N'est-ce pas toi, discoureur effronté.
Qui décoras du nom de progrès des lumières
Les envahissements de l'incrédulité ;
Toi qui, des passions, par d'adroits artifices.
Déguisant les honteux effets,
Fis des vertus de tous vos vices,
Et de vos vertus des forfaits ?
Tiens, regarde là-bas : il est une contrée
Qui voit par tes poisons sa raison égarée.
Des lois pour la régir le frein est impuissant ;
Le meurtre et la discorde ont épuisé son sang.
Triomphe! puisqu'enfin tu vois tomber la foule
Au gouffre que ta main sous elle a su creuser!
Chaque goutte de sang , chaque larme qui coule
Prend une voix pour t'accuser!
Et tu viens de nos dieux provoquer la justice!
Ah! puisses-tu toujours, pour doubler ton supplice,
Voiries fléaux divers qui, lancés par tes mains,
Dans l'avenir encor fondront sur les humains !
Souffre, pour expier ta sinistre carrière ;
Pour de pareils forfaits tes tourments sont trop doux !
Elle dit, et son bras, frémissant de courroux,
A sur le criminel refermé la chaudière.

Livre VIII, fable 7




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