Le Temps et l'Amitié Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

Lorsque le Tout-Puissant des germes du chaos
Eut fait jaillir le monde,
Il réveilla le Temps endormi sur sa faux :
« Commence, lui dit-il, ta course vagabonde,
Pâle fils de l'Éternité !
Va, mon œuvre pour toi sera toujours féconde ;
Je te fais roi du monde et de l'humanité !
Il se tut, et le Temps, avec un cri de joie,
S'élança frémissant pour dévorer sa proie.
D'abord apparut à ses yeux
La Jeunesse, au front radieux,
Au visage vermeil, à la bouche riante,
Qui s'en allait insouciante
Donnant la main à la Santé ;
Puis après venait la Beauté ;
Trio charmant de grâce et de sourire,
Dont nul être ici -bas ne méconnaît l'empire,
Et qui croyait, dans son délire,
Avec un mot touchant, avec un doux regard,
Désarmer le sombre vieillard !
Le Temps leva sa faux impatiente,
Et d'un seul coup brisa la Beauté suppliante,
La Santé, la Jeunesse, aux brillantes couleurs.
Tout eut même destin, la timide Innocence,
Le pâle Repentir, les Plaisirs, les Douleurs,
Et la Fortune, et la Puissance,
Et l'Amour chancelant sous le poids de ses fleurs.
Tu parus à la fin, divinité charmante,
Lien sacré des nobles cœurs,
Tantôt heureuse et souriante,
Tantôt le front voilé de pleurs,
Mais adorable encore en tes saintes douleurs !
Près de toi s'avançaient la tendre confiance,
Le bonheur du retour après la triste absence,
Le charme des épanchements
Et de ta longue causerie,
La vérité si douce en une bouche amie,
Et les reproches caressants.
Devant le tribunal du Temps
Tu comparus tranquille et confiante ;
Et le cruel vieillard, jusque-là sans pitié,
Laissa tomber sa faux, cette fois impuissante :
Il avait reconnu la divine Amitié !

Livre II, fable 7




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