L'Abeille et le Papillon Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

LE PAPILLON

Douce abeille au corsage d'or,
Jeune habitante du vieux chêne,
Qu'à la moisson des fleurs chaque matin ramène,
Pourquoi donc travailler et travailler encor ?
Pourquoi des parfums de la plaine
Sans cesse enrichir ton trésor ?
Ton miel est doux ; mais l'homme avide
Saura découvrir ton séjour,
Et revenant des champs, tu trouveras un jour
Ton nid brisé, le chêne vide,
Et l'essaim de tes sœurs envolé sans retour !
Pauvre abeille, crois-moi, le travail est stérile :
Viens, abandonne enfin un labeur inutile.
Les champs ont mille fleurs, nous avons peu de jours !
Vois, le soleil est pur, la rosée étincelle ;
Viens, fidèle au plaisir, au travail infidèle,
T'enivrer de parfums, de lumière et d'amours.

L'ABEILLE

Beau papillon, qui dans ton vol rapide
Promènes par les prés tes baisers inconstants,
Amant ailé des fleurs, que le caprice guide,
Rêve d'or et d'azur émané du printemps,
Poursuis ta course vagabonde
A travers le champ parfumé,
Et laisse-moi dans ma peine féconde
Augmenter chaque jour mon trésor embaumé.
Telle est ma destinée : il faut que l'oiseau chante,
Il faut que le ruisseau suive sa douce pente,
Que l'étang dorme inanimé ;
Et moi, quand je reviens au chêne
Avec tous les parfums de la terre et du ciel,
Dût l'homme me ravir tous les fruits de ma peine,
Des sucs odorants de la plaine
Il faut que je fasse un doux miel !

Et l'abeille, c'est le poëte,
Qui, dans le vaste champ des plaisirs, des douleurs,
Va moissonnant partout le sourire et les pleurs,
Et dont l'âme divine, à vibrer toujours prête,
Les répand au dehors en accents enchanteurs.
Si la foule, insultant à son noble délire,
D'une main sans pudeur profane son trésor,
Il s'arrête un moment dans son sublime essor,
Pleure ses chants perdus, souffre... et reprend sa lyre.

Livre I, fable 8




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