L'Envoyé de Jupiter Jacques Cazotte (1719 - 1792)

Quand Jupiter fit le monde où nous sommes,
Tout était bon.... il en jugea bien , lui,
Dont tout venait ; quoiqu'à nous autres hommes,
Il en paroisse autrement aujourd'hui.
Mais ne pouvant former cet assemblage,
Sans donner l'être à tous les composés ,
Par l'ordre unis, par l'ordre divisés,
Il fallut bien , en consommant l'ouvrage,
Selon les plans qu'il s'était proposés ,
Donner naissance à tous les opposés.
Alors le sec fit contraste à l'humide,
Et le fluide, en l'espace étendu,
En son chemin rencontre le solide.
Ainsi le tout étant bien entendu,
On vit alors rouler notre machine ;
Mais maint ressort, à son sens mal traité,
Se plaignait fort de l'inégalité,
Qu'aux fonctions mettait la main divine ;
Chacun voulait sur l'autre l'emporter,
Et le désordre en allait résulter ,
Quand l'ouvrier députa vers le monde
Un dieu rempli de complaisance et d'art)
Qui, répandant habilement le fard
Sur les objets de la machine ronde,
Rendit chacun fort content de sa part.
A peine, encor, commençant son voyage,
Il rencontra la Nuit sur le chemin.
Ah ! lui dit-il, ah ! bonsoir, beauté sage j
Je viens chez vous humer votre serein;
Je fuis le jour : il me hâle, ou m'altère :
Et qu'à bon droit à lui ou vous préfère ;
Soit que brillant de feux plus mitigés,
Vous vous pariez d'une douce lumière,
Ou qu'à nos yeux , qu'on en voit soulagés,
Votre beau crêpe enveloppe la terre,
Et cache aux yeux l'aimable volupté,
Qui, dans vos bras cherche à fuir la clarté :
Défendez-la des rayons de l'aurore,
Et vous rendrez service à la beauté.
Conservez-lui la fraîcheur, la santé,
C'est l'univers qui par moi vous implore.
Il dit, et part d'un vol précipité;
Mais tout est fait, l'adroite flatterie,
De la déesse ayant su se saisir,
Remplit son cœur d'orgueil et de plaisir.
De l'univers elle se croit chérie,
Plus que le jour, qu'elle pense égaler.
Elle se lève, et, déployant ses voiles,
Pleins de rosée, étincelants d'étoiles,
D'un pôle à l'autre elle va s'étaler ;
En parsemant l'un et l'autre hémisphère,
De ses pavots, plus doux qu'à l'ordinaire.
Le Dieu s'étant séparé de la Nuit,
Plonge son vol ; et sur une montagne
Aride, inculte, effroi de la campagne,
D'où les torrents descendaient à grand bruit,
Va se poser. Fixons ma résidence
En ces hauts lieux, dit-il, près du séjour
Où le destin me fit prendre naissance,
Où Jupiter tient sa céleste cour.
Que j'aime l'air qu'en ces lieux on respire !
Qu'il est léger ! qu'il est fin ! qu'il est pur !
Nulle vapeur n'en peut voiler l'azur,"
Et l'œil ici ne voit rien qu'il n'admire.
Dessous nos pieds que le nitre en fureur,
S'enflamme , éclate et frappe de terreur
L'humble vallon qu'il tient socs son domaine :
Qu'il aille au loin épouvanter la plaine;
Et de ces lieux, respectant la hauteur,
Qu'il n'offre ici qu'un spectacle enchanteur.
0 mont, que la foudre révère
Sur qui le ciel semble se reposer,
Ici les Dieux ont voulu te poser
Pour présenter leur image à la terre!
La masse informe, à ce discours adroit,
S'émeut, tressaille et jouit; elle croit
Que le destin lui soumit la nature,
Et qu'elle en est l'idole et la parure.
Le Dieu, content de ses premiers succès ,
Courut ailleurs tenter d'autres essais.
Près d'un ruisseau, par lui fut rencontrée,
A quelques pas, la laideur éplorée ,
Qui troublait l'onde où son regard distrait
Entrevoyait son rebutant portrait.
Que cherchez-vous dans cette onde volage?
Peut-elle offrir à vos yeux votre image,
Elle que meut le zéphyr à son gré,
Que son penchant force à fuir son rivage,
Et dont on voit le cristal égaré,
Contre un caillou se briser au passage ?
Ah ! dit le Dieu, d'un miroir bien plus sage,
Que pour vos yeux mes mains ont préparé^,
Il faut plutôt avec moi faire usage.
Alors, levant un œil plus assuré,
La laideur voit, par un soudain prodige,
Ses traits changés et toujours ressemblants,
Ne rien offrir dont le regard s'afflige;
On gâtera, pour peu qu'on y corrige ;
Moins contrefaits, ils seraient moins piquans.
Ce n'est pas tout, dit le Dieu débonnaire,
Arrachez-vous à ce lieu solitaire,
Osez enfin soutenir le grand air,
Et, de ma main, recevez une amie :
Elle paraît ; c'étoit la raillerie.
Depuis ce temps, toutes deux vont de pair.
Si la laideur peut être rassurée;
Qui de son lot ne sera satisfait?
Plus des trois quarts de l'ouvrage était fait,
Bientôt le Dieu revole à l'Empirée.

Fable 45




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