Les Villageois et le Fleuve Ivan Krylov (1768 - 1844)

Voyant rivières et ruisseaux,
Dans les champs et dans les vallées,
Par torrents déchaîner leurs eaux,
Des villageois poussaient des clameurs désolées.
Criant justice, ils ont soudain.
Pour sauver leurs biens et leurs terres,
Se plaindre au fleuve souverain
Dont ces cours d'eau sont tributaires.
Que de griefs à lui porter !
La semence est partout aux sillons arrachée ;
Des moulins fracassés la campagne est jonchée ;
Et les troupeaux noyés, qui pourrait les compter ?
Le fleuve, lui du moins, pour ses plaines tranquilles,
Quoique large et puissant, n'a point de flots hostiles.
Sans qu'à pareils excès on Fait vu s'emporter,
Il laisse sur ses bords prospérer bien des villes.
Sans nul doute, il saura, corrigeant ses vassaux,
Remettre à la raison ces turbulents ruisseaux.

Ainsi disent nos gens. Leur espoir se ravive.
Mais tout à coup, chagrins nouveaux !
Ils voient, lorsque du fleuve ils ont atteint la rive.
Leurs meubles en débris qui flottaient sur ses eaux !
Sans pousser plus loin leur requête,
Le cœur serré, les pauvres gens
Regagnent leurs toits indigents
Et disent, en branlant la tête :
' Si des voleurs pillent son bien,
Est fou qui va, criant : « Justice ! »
Auprès d'un grand chercher soutien.
Quand ce grand même est leur complice.

Livre V, fable 8




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