Le jeune Homme et le Solitaire Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

Un saint homme vivait dans une solitude,
Ignorant les soucis, libre d'inquiétude,
Et mettant tous ses soins à servir le Seigneur.
La nature et son âme étaient sa seule étude,
Et pour toute science il connaissait son cœur.
Une bible, une croix composaient sa richesse :
Je me trompe, il y faut ajouter un jardin,
Que le vieillard pieux cultivait de sa main.
Le Ciel récompensait ses soins avec largesse ;
Fleurs et fruits prospéraient dans cet heureux séjour,
Et passaient en beauté tous ceux du voisinage.
Ses fleurs ornaient l'autel où sa main chaque jour
Offrait au Tout- Puissant la victime d'amour,
Et ses fruits nourrissaient les pauvres du village.
Dieu jetait sur son cœur un paternel regard,
Et, toujours souriant, le fortuné vieillard
S'avançait doucement au terme du voyage.
La paix, la douce paix, visitait tous ses jours ;
Il trouvait le bonheur en fuyant la fortune,
Et, loin des passions de la foule importune,
Sa vie avait coulé tranquille dans son cours.
De l'aimable jeunesse aux limites de l'âge,
Tel du matin au soir fuit un jour sans orage
Un soir qu'en méditant il arrosait ses fleurs,
Un jeune homme au front sombre et pâle de visage
Vint demander au saint de guérir ses douleurs.
<< Ayez pitié de moi, disait-il, ô mon père,
Vous dont l'œil est serein et dont le cœur est doux ;
Donnez-moi le secret d'être heureux comme vous ;
Car en vain j'ai cherché le bonheur sur la terre.
J'ai sur tout l'univers promené mes désirs,
Et l'univers n'a pas contenté mon envie,
Et j'ai vidé jusqu'à la lie
La coupe amère des plaisirs !
Quelquefois le présent à mon âme flétrie
Offrait quelque douceur : mais pouvais-je en jouir
En songeant au malheur qu'enferme l'avenir,
Cet avenir caché, ma plus grande misère ?
L'homme peut- il, hélas ! être heureux aujourd'hui,
Quand le sort de demain est un secret pour lui,
Quand nul ne peut sonder ce terrible mystère ?
Oh ! qui pourra combler le vide de mon cœur ?
Dites, vous qui semblez connaître le bonheur,
Ne pourrais-je jamais l'embrasser, ô mon père,
Ce rêve de ma vie, enivrante chimère,
Que partout je poursuis et qui me fuit toujours ?
- Mon fils, lui répondit l'homme chargé de jours,
Cette agitation pour les choses humaines
Est la première de vos peines.
Pourquoi vous égarer dans ces poursuites vaines,
Et vous charger du poids d'un avenir obscur ?
Voyez : quand le ciel rit, quand le soleil est pur,
L'oiseau s'attriste-t-il en songeant à l'orage ?
O mon fils, l'homme est fou, l'oiseau du ciel est sage.
Mais qu'importe après tout l'azur ou le nuage ?
Le bonheur ne vient pas des choses du dehors,
Et quand nous l'y cherchons il trompe nos efforts.
Le bonheur est en nous : dans sa bonté profonde,
Dieu le mit dans notre âme en nous mettant au monde.
Mais il faut pour garder ce bien si précieux
Aux choses du dehors n'attacher point ses vœux,
Et ne pas toujours vivre éloigné de soi-même.
Possédez bien votre âme, et vous serez heureux ;
La paix du cœur, mon fils, c'est le bonheur suprême :
Jusqu'au jour où la mort, qui ferme tous les yeux,
Venant à dégager notre âme prisonnière,
Dieu, notre père à tous, nous récompense aux cieux
D'avoir su conserver le bonheur sur la terre ! »
C'est ainsi que parla le pieux solitaire,
Et le jeune homme ému le crut et fut heureux.

Livre II, fable 14




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