L'Apothéose de Momus Jacques Cazotte (1719 - 1792)

Parlons de ce moment de trouble,
Qui d'un renversement menaça l'Univers ;
Quand, aux cris des Titans, la Frayeur qui voit double,
Pour s'élever au ciel s'élança des enfers.
On voyait ramper à sa suite
La Défiance, l'Inconduite,
Et courir, d'un air effaré,
Le Désordre, à l'œil égaré.
Cette troupe désordonnée,
Prenant l'Olympe au dépourvu ;
Pensent qu'en haut tout est perdu ;
Qu'il n'est point de salut pour la voûte éthérée.
Chacun, interdit, éperdu,
Sans prétexte, sans but, déserte l'Empirée.
Jupiter, sur son trône, affligé, mais serein,
Demeure assis, le front appuyé sur la main.
Nul mouvement de lui ne peut être frivole ;
Il craint de hausser la parole :
Pour punir les forfaits, s'il faut un instrument,
Que l'excès dans l'excès trouve son châtiment.
Il jette autour de soi la vue ;
Et voit qu'on déserte sa cour.
Mais le motif qui la rend nue
L'affecte plus que le malheur du jour.
Il comptait pour rien cette foule
De commensaux, qui toujours roule
Autour du souverain, tant qu'il tient le palais :
Gens qui s'attendent aux bienfaits
De quelque main que ce puisse être ;
Gens qui donnent dans le peut-être
Qu'on pourrait bien changer de maître,
Mais qu'on n'en manquera jamais.
Un seul d'entre eux, qui conservait sa tête,
Regardé là comme un nouveau venu,
S'occupait des moyens d'écarter la tempête ;
A rien, pour son profit, il n'était parvenu.
On ne pouvait le traiter d'inconnu ;
Sa naissance était fort honnête.
La Nuit, en attendant le retour du Soleil,
L'avait conçu gaîment dans les bras du Sommeil. ;
Emancipé, bientôt il reçut en partage,
L'embonpoint, la fraîcheur, l'enjouement, et l'esprit,
Un talent de railler, qui toujours se ménage,
Qui pique sans blesser, auquel on applaudit,
Quoiqu'atteint par le trait dont tout le monde rit.
On pourrait s'arranger d'un pareil héritage,
Si l'on y joignait du crédit.
Momus n'en avait pas : riche de caractère,
C'était d'ailleurs un pauvre hère.
D'un seul bonnet, d'un seul manteau
Sa nudité modestement se voile:
Il logeait à la belle étaile,
Et vivait autour du serdeau.
Dans cet état, qui tient de la détresse)
Peu de gens lui faisaient caresse.
Bacchus seul, envers lui, se montrait obligeant.
Bacchus alors était encore enfant.
De la cuisse échappé, mis au soin de Silène,
Ce patron des buveurs en avait fait sans peine
Le convive le plus brillant.
Il était aimé de son père,
Qui projetait d'en faire un jour un conquérant.
Du destin et de lui c'était là le mystère,
Et le jeune héros se prépare en buvant.
Momus fut souvent son convive.
On s'attaquait alors, et la scène était vive,
Mais le trait échappant des mains de la gaîté
Savait ménager l'un comme l'autre côté.
Quoique plaisant, Momus avait le coup d'œil juste.
Par les efforts d'un peuple écervelé
Quand l'Univers est ébranlé,
Jupiter lui semble robuste.
Il n'agit point : il suffit de l'effort
D'un bras vaillant, quoique moins fort.
C'est Bacchus, il est là j pris de nectar, il dort,
Tout étendu sur la céleste voûte.

MOMUS

Allons, le ciel est en déroute.
Réveillez-vous ; faites changer le sort.

BACCHUS

C'est toi, Momus ! que la peste te crève !
J'étais au plus beau de mon rêve,

MOMUS

C'est bien le temps de rêver, quand les Dieux,
Transis de crainte, abandonnent les cieux j
Quand la frayeur, avec tout son cortège,
Y commande avec privilège,
Debout !

BACCHUS

Quel est ce bruit ? j'entends des brouhahas,
Me trompé-je, Momus ? tout cela vient d'en-bas.
Qu y fait-on ?

MOMUS

On y fait de nouvelles campagnes.
Là, l'on dérobe les montagnes:
Et, plus loin, on en fait des tas.
Qui si rien ne les contrarie,
Encelade et sa compagnie
Pour venir jusqu'à nous n'auront bientôt qu'un pas.

BACCHUS

Et que prétend leur insolence ?

MOMUS

A peu de chose ; à la toute-puissance.

BACCHUS

Mars, Minerve, Apollon, où sont-ils ?

MOMUS.
A l'écart,
On les trouverait quelque part,
Bien éloignés de la mêlée,
Dans une retraite isolée.
Le plan est sage : en effet, si le sort
A Jupiter allait donner le tort,
On peut, en usant de prudence,
Aux décrets du destin se soumettre sans fiel,
Et, ménageant sa convenance,
On s 'accommode alors avec un nouveau ciel :

BACCHUS

Que jamais je ne me couche ivre,
Si de ses sots enfants mon père n'est vengé j
Quand nous boirons, je te les livre:
Drape-les bien ; je t'en donne congé.
De Jupiter quelle est la contenance ?

MOMUS

Il montre de l'humeur, et fort peu d'embarras.

BACCHUS

Et la foudre n'éclate pas !

MOMUS

Elle est en faisceau, reliée,
Dans les serres de l'aigle encore entortillée.

BACCHUS

Mon père est plus sage que moi:
J'eusse déjà porté le ravage et l'effroi.
Quelque raison retient la foudre suspendue.
Tout l'effort des Titans n'est qu'un épouvantail.
Examinons un peu leur but et leur travail,
Il faut en faire la revue :
Ont-ils déjà le pied dessus la nue ?


MOMUS

On peut défendre le terrain ;
Je vois bien leurs vilaines têtes
Dans la région des tempêtes,
Mais leurs pieds sont sur le levain.

BACCHUS

Bravo, Momus ! grand capitaine !
Je vais bientôt tenir la plaine :
Tu seras mon aide-de-camp.
Pour premier pas dans le service, '
Va trouver Vulcain sur le champ:
Il peut vous rendre un bon office.
Chacun sait que ce coutelier
Ne sort pas de son atelier.
Fais-lui jouer un premier rôle,
Fais-lui donner un coup d'épaule ;
L'Etna, s'il le soulève un peu,
Lui seul, va nous faire beau jeu.
Que l'équilibre se dérange,
Bientôt nous verrons la phalange,
Qui cause ici tout ce fracas,
Les pieds en haut, la tête en bas.
Prends mon thyrse : qu'il soit le gage
Que tu peux faire un personnage t
Je m'arme et marche sur tes pas.
Momus part et ne manque pas
De suivre l'ordre qu'on lui donne.
Vulcain travaille, et tout frissonne
Du mouvement précipité
Dont notre globe est agité.
Pélion sur Ossa tombant en culbute,
Tous deux entraînent dans leur chute
Les grimpeurs insolents qu'on y voyait perchés.
Que de colosses trébuchés !
Encelade, Typhon, Eurite, Capannée,
Ephiatte, Céus, qui dans cette journée
Se flattaient d'envahir les célestes lambris,
Méditant leur triomphe, en ordonnant les fêtes,
Se trouvent écrasés sous leurs propres débris.
Tout est enveloppé, surpris:
Egéon, blasphémant de ses cinquante têtes,
Menaçant de cent bras, tout comme un autre est pris.
Bacchus survient sur l'entrefaite :
De la peau d'un lion il s'est fait un habit :
Comme cent lions il rugit :
Tonnez, s'écriait-il, mon père î
Tonnez ! tonnez ! vous ferez bien la guerre,
Quand vous ne feriez que du bruit.
Jupiter, pour le satisfaire,
Laisse échapper quelques carreaux.
Ainsi se termina l'affaire
Qui devait causer tant de maux.
Bacchus revole à l'Empirée,
Suivi de son fidèle adjoint,
De Mornus, qui bientôt l'a joint ;
Dans le palais il a fait son entrée.
Venez, dit Jupiter, mon fils, embrassons-nous ;
Le nom que je vous donne est doux.
Mais pourquoi troubler l'entrevue
Par un objet qui peut blesser ma vue ?
Par l'aspect d'un bouffon, qui vous suit en tous lieux,
Que le respect devrait écarter de mes yeux !
On sent bien qu'à cette semonce,
Bacchus avait préparé la réponse.
Il trace de Momus un tout autre portrait,
Par le simple récit du fait.
De Jupiter rien n'échappe à la vue ;
Alors qu'il veut connaître, il voit.
Sur les petits objets, fort souvent il en croit
Ce qu'en débite la cohue.
Les Dieux l'ont fort désobligé,
Et, s'il était moins grand, peut-être,
Il voudrait s'en venger en maître ;
Par un moyen plus doux tout sera corrigé ;
Ce ressort est la raillerie.
Momus, je te fais Dieu de la plaisanterie,
Prends pour tes sujets tous les miens ;
Je te les livre : tu les tiens.
Ton sceptre n'est qu'une férule ;
Mais j'y soumets leur ridicule.
Qu'il s'en révolte un seul contre l'ordre donné,
Je jure par le Styx qu'on le verra berné.




Fable 27


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