Le Brochet et le Chat Ivan Krylov (1768 - 1844)

Cordonnier qui fait la cuisine,
Cuisinier qui fait des souliers,
Ne feront jamais, j'imagine,
Que triste ouvrage et sots métiers.
Chacun veut sortir de sa sphère,
Et nous voyons, en pareil cas,
Que le métier qu'on ne sait pas
Est celui qu'on s'entête a faire.
Tout va mal, et chacun en rit,
Mais c'est en vain qu'on nous conseille :
Pour les avis des gens d’esprit
Les entêtés n'ont point d’oreille.
A faire le métier du chat
Un vaniteux brochet mettait sa fantaisie.
Avait-il pour changer d'état
Quelque motif de jalousie ?
Le peuple des étangs à son goût trop blasé
N'offrait-il désormais qu'un régal peu pris¢?
Je ne sais, car du fait on connut mal la cause,
Bref, un jour, au chat, son voisin,
Le fantasque animal propose
De chasser les souris, au fond d’un magasin.
« Qui fait métier, doit s'y connaitre,
Repart le chat, réfléchis comme il faut ;
Dès le début, mon cher, tu peux rester quinaud :
L’ouvrage, comme on dit, n’obéit qu’à son maître.
— Allons donc ! chasser des souris !
Voyez un peu la belle affaire !
Les perches sont, chez nous, autre gibier, compère,
Et Dieu sait combien j’en ai pris !
— Eh bien, soit, dit le chat ; en chasse, camarade ! »

On part, on est en embuscade.
Le chat s’en donne, et, jusqu’au soir,
Ul croque, il croque. Enfin il revient voir
Si l'imprudent brochet n’a point eu d'algarade.
Quel spectacle ! Son pauvre ami
Est couché sur le sol, râlant, la bouche ouverte ;
Sa queue aux dents des rats est restée à demi !
Voyant que l’entêté va toucher à sa perte,
Le chat vers son étang le traine à moitié mort.
« C’est bien fait ! dira-t-on, il méritait son sort ! »
Mais la leçon du moins pouvait être efficace ;
Sot animal, as-tu compris
Que ce n'est point à des souris
Qu’un brochet doit donner la chasse ?

Livre III, fable 2


Note de l'auteur : Cette fable est, dit-on, une critique dirigée par notre poète contre l'amiral Tchitchagof, qui, se chargeant d'une expédition tout à fait contraire à ses habitudes et à ses connaissances d'homme de mer, arrive de Turquie avec 30 000 hommes pour s‘opposer au passage de la Bérézina, se laissa séparer de son arrière-garde par les troupes de Napoléon et fut enfin complétement battu par lui. On s'explique ainsi l'allusion figurée par le brochet auquel les rats ont coupé la queue.

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