Un beau vaisseau, pour un lointain rivage,
Dans certain port s’apprêtait à partir.
Les passagers, comme ils en ont l’usage,
Plus affairés que ceux de l’équipage
Allaient, venaient, sur le pont du zéphyr.
Le capitaine ayant compté son monde
Plus fièrement que Tourville ou Jean Bart,
Cria : « Marins, c’est l’heure du départ ;
Que la vapeur nous fasse fendre l’onde. »
Tout aussitôt obéit le chauffeur ;
Mais c’est on vain qu’il fait tourner l’hélice,
On ne part pas ! et le chef en fureur
Croit qu’un sorcier usant de maléfice
Veut devant tous lui faire une malice.
« Hélas ! dit-il, je n’y comprends plus rien :
Mon timonier là-haut fait la grimace !
L’hélice tourne et je le vois fort bien,
Mais le bateau n’a pas bougé de place ! »
« Et de longtemps il ne bougera pas,
Lui dit alors un passager morose,
Et cependant pour sortir d’embarras
Ah ! sois en sûr il ne faut pas grand chose !
Il faut ami, quand tu voudras partir,
Du fond de l’eau faire d’abord sortir,
L’ancre d’acier qui nous tient au rivage
Et tu pourras commencer le voyage.
Qu’on en rencontre à chaque pas
De ceux qui font la même chose:
Ils font grand bruit, n’avancent pas ;
Enfin pour terminer ma glose
Je dis : Qu’on rencontre des gens
Qui se croient forts intelligents
Et veulent cependant commencer leur voyage
Pour découvrir la vérité,
Sans donner au vaisseau sa pleine liberté !
L’ancre des préjugés les retient au rivage !
« Levons l’ancre avant de partir »
Nous dit un précepte fort sage,
Et cet avis, je crois, est bon à retenir.