Le Bouvier et le Boursier Louis Berlot-Chapuis (1823 - ?)

Certain Bouvier ambitieux
Vendit un jour son attelage,
Son attelage aux deux grands bœufs,
Et la chaumière et l'héritage
De ses aïeux ;
Car le paisible labourage
Lui paraissait infructueux,
Pour grossir un sac de pécune.
Suivant des récits merveilleux,
Chacun volait à la fortune,
Au palais de la Bourse ou, pour dépeindre mieux,
Au temple de l'agiotage.
Pourquoi végéter au labour
Et suivre le pas lourd
De pesants bœufs ?... c'est vivre en esclavage...
Ah ! ne serait-il pas plus sage,
De voguer à toute vapeur,
Et d'enlèver, sans peine et sans sueur,
De quoi rouler en équipage ?...
Notre homme, plus joyeux qu'un roi,
Monte dans le premier convoi,
Train à grande vitesse,
Qui vous le transporte à Lutèce,
En moins de temps
Qu'il n'en mettait naguère
Pour sillonner un bon arpent de terre.
C'était un beau jour du printemps ;
Tout prêtait à la rêverie.
Notre bouvier, l'âme ravie,
En ces extatiques instants,
Se croit en pays de Cocagne,
Et se met à bâtir des châteaux en Espagne.
Par le coiffeur il se voit rajeuni,
Son revêche toupet montre à l'œil une raie ;
Les hauts barons de la monnaie
Vont lui trouver la pie au nid.
D'abord à la coulisse,
Sur le Nord et l'Ouest il prend un bénéfice,
Et notre étourdi hanneton,
Ivre de son succès, traverse au pas de course,
Les replis tortueux de la multiple Bourse,
Comme un aveugle sans bâton.
Il met tout son avoir à la grosse aventure,
Jette la paille au vent.
Achète et vend
A tout venant,
Du parquet au couloir poursuivant la clôture.
Son esprit sans arrêt
Semble vouloir forcer du hasard le secret ;
Il bat l'estrade,
S'enivre de son vin,
Donnant et recevant plus d'une estafilade,
Qu'il inscrit sur son calepin.
Arrive enfin un jour de reculade :
Notre échevelé coulissier,
Que transportait son ardeur volcanique,
Au sanctuaire financier,
Fut la dupe d'une panique.
Il quitte alors ce jeu qui lui coûte si cher,
Maugréant entre cuir et chair
Contre sa convoitise,
Cause de sa sottise ;
Et nu d'argent, réduit au désespoir
Par les soudainetés de la chance mauvaise,
Pensant au chaume épais qu'il ne doit plus revoir,
Il allume un réchaud de braise,
Qui consume à la fois ses remords et ses jours.
Mais de ses champs le nouveau maître,
Suivant de ses travaux la coutume et le cours,
Creuse un guéret, où ses épis vont naître
Sous sa robuste main, grâce au nerveux concours
De ses bœufs attelés à la lourde charrue,
Qui tirent lentement du soc la pointe aiguë.
Avec l'aisance, la gaîté,
La joie et la tranquillité,
Sont les hôtes de son domaine.
Chaque jour la vie il sereine
Par son labeur modeste et son assidu soin.
Car pas à pas on va bien loin.

Livre I, fable 15




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