Un beau matin, dame Fortune,
Après avoir bâillé souvent,
Et demandé nonchalamment :
« Quelle heure est- il ? » vingt fois pour une,
Se lassa d'être seule en son palais doré.
Car se voir toujours entouré
De gens dont c'est l'unique étude
De vous louer à tous propos
Et de rire à tous vos bons mots,
N'est- ce pas vivre en solitude,
Solitude du cœur, le plus cruel des maux ?
Elle résolut donc de se mettre en voyage,
Espérant quelque part rencontrer le Bonheur,
Et la voilà partie en pompeux équipage :
Mais le Bonheur n'aime pas le tapage
Et s'enfuit devant la grandeur.
Aussi notre pauvre ennuyée,
Après mainte journée à courir employée,
Ayant en vain scruté les palais et les cours,
Les cités et même les bourgs,
Désespéra du succès du voyage,
Et s'en revint tristement sur ses pas.
Or, il advint qu'un jour, au sortir d'un village,
Elle entendit des cris et de joyeux éclats.
Les villageois étaient en fête.
C'était pour la Fortune un spectacle nouveau :
Elle regarde, elle s'arrête ;
Quand soudain, ô surprise ! à l'ombre d'un ormeau,
Parmi d'innocentes fillettes,
Elle aperçoit le Bonheur en goguette,
Dansant au son du chalumeau.
Elle en faillit perdre la tête
De plaisir et d'étonnement.
D'abord elle resta muette ;
Enfin avec un doux accent :
« Est-ce bien vous que je revois, dit-elle,
Au milieu de ces bonnes gens ?
C'est pour venir danser aux champs
Que vous me fûtes infidèle ?
Ah ! mon frère, laissez ces lourds amusements,
Qui ne conviennent point aux gens de notre espèce :
Vous trouverez chez moi des plaisirs plus charmants
Et je veux avec vous partager ma richesse.
- Merci de vos offres, ma sœur,
Reprit en souriant le paisible Bonheur :
Je n'échangerai pas ces demeures tranquilles,
D'une franche gaîté doux et riants asiles,
Où chaque jour amène un plaisir avec lui,
Pour votre luxe vain, vos palais et vos villes,
Qu'habitent le dégoût, la malice et l'ennui.
Vos tapis valent-ils cette molle verdure ?
Et tous vos plafonds somptueux
Sont- ils aussi brillants que la voûte des cieux ?
Trouverai-je chez vous la source à l'onde pure,
Et le doux ruisseau qui murmure,
Et le frais ombrage des bois ?
Non, non, ma sœur, et cette fois
Vous n'aurez pas le droit de m'appeler volage :
Rentrez, si vous voulez, dans les palais des rois ;
Pour moi, je demeure au village. »
Ayant dit, le Bonheur salua poliment,
Et la Fortune, soupirant,
Poursuivit seule son voyage.